Etre sourde oralisante

Le 2 août 2020, handicap.fr a publié un témoignage anonyme sur le fait d'être sourd oralisant tout en pratiquant la LSF. L'introduction à ce témoignage m'a mis mal à l'aise. Je la cite "Les noms et prénoms du témoin ont été changés à sa demande, par peur des représailles d'une « communauté sourde qui peut parfois être très virulente à l'égard des personnes oralistes ».". Il n'y a aucune explication du contexte politique de la place des sourds au sein de la société. Pourtant, c'est bien là que le bat blesse.
Ce n'est pas une simple histoire de querelle de chapelle mais bien une façon différente de concevoir la surdité et la culture sourde. Je vais commencer par un petit lexique : un oralisant est un sourd qui utilise comme langue principale le français orale tandis qu'un sourd utilisant en première langue la LSF est dit LSFiste.

Pour aller vite les communautés de sourds ont toujours existé du fait de la transmission génétique mais aussi de la place qu'ils occupaient au sein de la société occidentale. Depuis Aristote, les sourds non oralisant sont considérés comme incapable de pensée. Pourtant au sein des communautés sourdes, des dialectes signés ont toujours existé. Mais il faudra attendre des siècles pour que des entendants s'emparent de la problématique de la communication des sourds. Au XVIIiéme siècle, dans la droite ligne des Lumières, l'abbé de l'Epée s'intéresse à l'éducation des jeunes sourds. La légende veux que ce soit une rencontre avec des jumelles sourdes discutant par signe entre elles qui lui en ai donner l'idée. Issu de l'aristocratie, l'abbé de l'Epée mise rapidement sur des exercices publics en langue signée devant l'aristocratie pour se faire connaître et par la même être reconnu comme le premier spécialiste de l'éducation des jeunes sourds. Il écrit également deux livres sur l'instruction des sourds. Il commence également à codifier la grammaire et un corpus lexical afin de former véritablement une langue. Cependant il se calque sur une vision méthodique et de nombreuses évolutions seront apportés par les sourds eux-même pendant le développement des langues sourdes. Actuellement, il n'existe pas une LSF mais des variantes régionales sur la base d'un corpus commun, ce qui en permet l'interprétation.
Quasiment dès le début, la méthode de l'abbé de l'Epée est contestée car elle ne permet pas l'autonomie des sourds au sein de la société. Il faut bien comprendre que c'est alors un débat d'entendants "éclairés" et non une fracture au sein de la communauté sourde. L'apogée de cette querelle arrive au Congrès de Milan en 1880 qui réunit les plus grands professeurs auprès d'enfants sourds. Les participants sont tous entendants sauf un sourd. On a vu mieux question représentativité et autonomie communautaire. Ce congrès adopte l'éducation des jeunes sourds par l'oralisation et l'interdiction des langues signés au sein des institutions d'éducation de jeunes sourds.
Ce congrès marque pour beaucoup de sourds le début de la culture sourde qui est en réalité une contre culture de résistance comme un plaidoyer pour les droits des sourds. Mais le congrès de Milan diffuse aussi dans l'imaginaire collectif, que ce soit dans la communauté entendante comme dans la communauté sourde, l'idée que les langues signées sont inférieures aux langues parlés. Le même constat est encore fait aujourd'hui malgré la réautorisation de l'enseignement en LSF et la garantie du droit à l'éducation bilingue ou non.
L'invention de l'appareillage est très récente et encore une fois, un débat technique entre entendant ayant la volonté de "réparer" les sourds, qui pour la plupart ne se reconnaissent pas en tant que personne handicapée mais comme une communauté ayant une langue propre. Dans cette vision binaire de lutte pour les droits civiques, les oralistes sont souvent vus comme manipulés par une société où tout est fait pour l'entendant. La garantie du droit du choix de la langue (ou du bilinguisme) parait encore plus hors de portée depuis la généralisation des implants cochléaires. Les sourds LSFiste y voit une nouvelle fois une attaque contre une communauté qu'il faudrait par dessus tout "réparé" sans prise en compte de sa spécificité.

J'avoue que ma trajectoire en tant que sourde a emprunter de nombreux chemin de traverses. Elevé en tant qu'oraliste, je n'ai découvert la LSF qu'à l'université. Très rapidement, je me suis emparé de ce nouveau mode de communication plus facile pour moi. Mais une fois mes études terminés, je me suis très rapidement seul LSFiste dans un monde oralisant. J'ai mis longtemps avant d'essayer un appareillage et je ne l'ai fait que parce que je me trouvait en prise avec des acouphènes très présent. Mes acouphènes et ma concentration se sont nettement améliorer malgré l'imperfection des appareils. J'en ai parlé au tout début de mon blog.
Malgré l'appareillage, je me trouvais de plus en plus confronté à des difficultés de communication au point de quasiment refuser l'usage du téléphone (portable ou non) et à privilégier les textos et les mails. Je retirais ou éteignais très régulièrement mes appareils quand il y avait du bruit d'autant plus que j'étais en bureau double avec une collègue qui avait besoin de la radio pour se concentrer (encore un truc que j'ai jamais compris tout comme le fait d'écouté la radio sous la douche... Comment faire pour distinguer et supporter deux sons à la fois).
Et puis j'ai commencer à trouver de moins en moins rigolo d'entendre des petits bruits dont j'ignorais la provenance. Mais ce n'était pas ça mon plus grand problème. Je ne cachais pas que j'étais sourde appareillé. Ce qui m'empêchais pas de mettre les sous-titres ou de choisir la chaîne (en général LCP ou la traduction est bien faite) des télévisions communes. Ca a pu énervé certains. Je me suis retrouver piégé dans un normalisme épuisant. Puisque j’étais appareillé, je devais entendre et c'était donc à moi de faire plus d'effort pour m'intégrer. Les appareils auditifs ont de nombreuses limites mais pour la plupart des entendants, elles n'existent pas. Ce n'est pas comme mettre des lunettes. Ce n'est pas parce qu'on est appareillé qu'il est possible d'entendre comme un entendant. La première limite est une question tout bêtement de compétence langagière due au trop nombreuses proximité phonétique de la langue française. La lecture labiale permet de ne reconnaître efficacement que 60% du message. Le reste est question de contexte et un peu d'audition. En gros l'appareillage aide à améliorer la lecture labiale mais ne permet pas de s'en passer (en tout cas pour moi).
Actuellement, je ne suis plus appareillé mais je "fonctionne" mieux. Depuis que j'ai un smartphone, je comprends beaucoup mieux au téléphone, ce qui me permet une plus grande autonomie. Je ne signale plus non plus ma surdité et du coups, j'attends moins des autres. C'est paradoxal mais cette expérience d'avoir été appareillé me permet d'être mieux dans mes baskets et plus sûre de mes choix. L'appareillage n'est tout au plus qu'une jambe de bois. Et quitte à demander des efforts aux autres autant que ce soit plus compréhensible sans avoir à justifier de l'efficacité ou non de mes appareils. Et de toute façon, il faudrait que je les change et pour ça que j'aille voir un ORL ce qui est une denrée très rare dans le département. Quitte à avoir le cul entre deux mondes autant assumer.

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