Tout le monde n'est pas invisible

S'il existe des discriminations, c'est parce qu'il existe des groupes dominées (souvent minoritaire dans la population générale mais pas systématiquement) et des groupes dominants qui ne doivent leur position qu'à l'organisation sociale historique. Et pourtant, j'entends (ou je lit) régulièrement des phrases tels que "On est tous un peu handicapé", "Je connaît le handicap, j'ai passé 3 heures/jours/semaines dans un fauteuil pour une formation/fracture du pied/..." "On est tous un peu fou", "On est tous un peu descendant d'esclave", "On est tous un peu métisse", "On est tous un peu homo" et ma préféré "Ce n'est pas un problème de rapport homme/femme mais une question de rapport humain". Ces phrases ont toutes en commun de nier les oppressions, de les invisibiliser en renvoyant dos à dos ceux qui discriminent et les discriminés. Sous couvert de mieux prendre en compte les difficultés d'une partie de la population, il s'agit de les généraliser pour prétendre qu'elles n'existent pas puisque tous le monde les vit.

Pour être plus claire, je vais commencer par la phrase "Je connaît le handicap parce que what ever derrière". Il n'est donc pas possible de "connaître" le handicap en quelques semaines et encore moins en quelques heures. D'abord pour une raison toute simple de définition. Le handicap dure au moins un an. En dessous de cette durée, c'est une déficience entraînant une gène dans la vie quotidienne mais pas un handicap. Ce n'est pas important juste pour des questions de sémantiques mais surtout pour des questions d'impact psychologique. Une personne en formation ou qui a une blessure quelconque sais que cette situation ne va pas durer éternellement. La question de l'espoir d'amélioration ne se pose même pas. Pour le formé, il lui suffit de refuser de continuer l'expérience et la gêne disparaît. Pour le blessé, il est plus compliqué de mettre fin à la gêne mais la notion de temps est très présente. Il y a une date pas forcément de fin de la gêne mais au moins de bilan/retrait de l'immobilisation. J'ai moins aussi eu des blessures qui ont entravés mes mouvements et/ou mes déplacements. Oui c'est chiant de se déplacer avec des béquilles à cause d'une jambe cassé. Oui c'est chiant de ne pas pouvoir couper sa viande à cause d'une luxation d'épaule. Mais ça n'a rien à voir avec le vécu du handicap. Même pour une personne porteuse de déficience plus ou moins fixée, il faut bien du temps (souvent beaucoup) que imprimé à la fois toutes les implications dans le quotidien et leur caractère (vraiment très) durable. J'ai commencer à utiliser régulièrement un fauteuil roulant, il y a plus de cinq ans. Il y a eu une très longue période où je l'utilisais le moins possible et toujours pour des très longs trajets (donc en gros, jamais sur Guéret). Le reste du temps, je me déplaçait très difficilement avec deux cannes anglaises mais je m'acharnait parce qu'il me semblait que c'était "plus pratique". J'ai accepté de passer plus souvent au fauteuil uniquement pour réduire la fatigabilité qu'il n'y a deux ans. Et je n'ai craqué moralement parce que vraiment c'est une galère totale dans ce monde conçu pour les marchants que l'année dernière. Avant j'étais en mode "mais tout va bien, c'est pareil de marcher ou d'être en fauteuil". C'est le fameux "effet retard" de la prise de conscience du handicap, bien connu des professionnels de santé et en particulier des rééducateurs. Par curiosité, j'ai regarder dans mes cours parce que je me souvenais plus du temps moyen d'apparition. Il y est écrit que cette prise de conscience (et toute les difficultés psychologiques qui vont avec) apparaît généralement entre six mois et un an après la fixation des séquelles. Bingo, j'étais quasi pile au milieu de la fourchette... C'est beau comme une courbe de Gauss d'être normale. Il faut tuer l'espoir de redevenir valide pour comprendre le handicap. Et ce n'est pas possible de simuler un truc pareil dans une formation ou même dans le soin d'une blessure.

Le cas de "tout le monde est un peu handicapé" est tout aussi facilement déconstructible.Il est parfaitement impossible que "tout le monde" soit en situation de handicap, également pour des raisons de définition. Etre en situation de handicap est défini par un écart à la norme de la participation sociale, dû à une maladie ou d'une fonction corporelle. De façon assez logique, si tout le monde est dans l'incapacité de réaliser la norme, c'est que soit cette norme n'existe pas, soit qu'elle est mal calibrée... Pour définir la norme de la participation sociale, il faut qu'une majorité de gens soit en capacité de l'atteindre, souvent sans même s'en rendre compte.

Mais au fait c'est quoi la "participation sociale"? Elle comprend quatre volets : la vie domestique, la vie professionnelle et/ou scolaire, la vie de loisirs et les actes essentiels de la vie courante.
Pour la vie professionnelle, il ne s'agit pas de constater l'absence ou la présence d'un emploi au sens du code du travail mais bien la possibilité d'en avoir une. Pour être plus claire et de façon contre intuitive, une personne qui choisi de rester à son domicile pour élever ses enfants a bien une vie professionnelle non limitée. A l'inverse une personne qui travaille mais à besoin de conditions particulière pour le faire (aménagements d’horaire, matériel spécifique tel que les sièges ergonomiques, ...) a bien une vie professionnel limitée. Et ce ne serait pas le cas si toute la population en âge de travailler avait besoin de ces aménagements. La notion même de limitation de la vie professionnel est donc déterminée par les normes sociales du pays. Si le temps de travail légal est de 12h par jour 6 jour sur 7 avec une seule de 20 minutes non décomptés dans le temps de travail, le nombre de personnes incapable de tenir la cadence sera plus élevés que si le temps de travail légal est de 6h par jour 5 jours sur 7 avec une pause de 15 minutes toute les 4h plus une pause méridienne de 30 minutes. Je caricature un peu dans cet exemple mais c'est bien l'idée, d'autant plus que c'est une situation vécue. Je ne parviens pas à tenir les horaires prévues par mon employeur (soit 40h hebdomadaire plus RTT). A l'époque où j'étais sensé être à temps plein, je naviguais entre 30 et 36h et je devais donc "rendre" tous mes RTT. Depuis je suis passé à 80% (32h plus RTT). Et bizarrement, je navigue toujours entre 30 et 36h mais cette fois-ci en conservant mes RTT et en ayant plus de faciliter à organiser mes soins puisque j'ai une journée ouvrable de libre. Et si le temps de travail légal était de 32h (comme certains qualifiés d'utopiste le proposent), serais-je toujours considéré comme ayant besoin d'un aménagement d’horaire? La réponse est évidement non. C'est bien mes conditions de travail (par ailleurs tout à fait légale) qui génère la limitation. Dans mon cas, la question du temps de travail et de sa répartition n'est pas la seule qui génère une limitation et l'abaissement du seuil légale ne suffirait pas à elle seule à supprimer le handicap dans la vie professionnel. Mais il est important de noter que c'est le cas pour une part de travailleurs actuellement considéré comme handicapés.
Pour la vie domestique, c'est un peu pareil. Il ne s'agit pas de constater si les tâches ménagères sont effectivement réalisée par la personne ou non mais si elle ne serait pas en capacité d'assumer les tâches ménagères. Malgré la répartition socialement inégalitaire des tâches ménagères, une femme n'est pas plus handicapé qu'un homme parce qu'elle ne peut pas faire la vaisselle ou passer l'aspirateur. C'est d'ailleurs un point d'incompréhension courant dans les rapports entre usagers et professionnels des MDPH. Les femmes en couple déposent plus de demandes de PCH aide humaine pour des difficultés ménagères que les autres catégories de population, avec souvent en mettant en avant que puisqu'elle le faisait avant, elle ne vont quand même pas "en plus faire supporter ça" l'autre membre du couple quelques soient ses capacités. Il y a derrière ce discours l'idée que déjà vivre avec une personne malade ou ayant une déficience est une charge (presque une aumône) alors si en plus cette personne n'est pas en capacité de réaliser les tâches ménagères alors qu'elle devrait socialement les assumer, c'est vraiment plus grave. Scoop 1 : vivre avec une personne qu'on aime n'est pas un effort et encore moins un exploit nécessitant d'être admiré. Scoop 2 : la répartition des tâches ménagères au sein d'un couple est une équilibre négocié et non une obligation imposer par la norme sociale majoritaire (i.e. : il y a des personnes de genre non féminin qui font spontanément les tâches ménagères et ils en meurent pas). Scoop 3 : la PCH aide humaine ne prend jamais en charge les tâches ménagères, comme ça, le refus n'est pas une question de genre.
Les questions de vie de loisir sont toujours plus dure à expliquer. La limitation se définit ici non pas par rapport à la moyenne des autres personnes mais par rapport à sa propre moyenne. Par exemple une personne qui a pour habitude de faire un randonnée d'au moins 10 kilomètres tous les dimanches quelque soit le temps et la période de l'année aura une limitation si pour des raisons de santé, elle ne le fait qu'une fois par mois pendant au moins un an. Le débat n'est pas de savoir s'il est "normal" de faire une randonnée une fois par mois ou une fois par semaine, si c'est "mieux" quand il pleut de randonner ou de lire au coin du feu, ... La question est vraiment quelle est le niveau de difficulté d'une personne à satisfaire ses intérêts. Pour le coups, tout le monde à des difficultés à satisfaire l'ensemble de ses envies, que ce soit pour des raisons d'incompatibilité de planning (aller au concert ou à l'anniversaire de Grand Mamie?), de distance géographique (enchaîner trois jours à Taïwan et un festival en Hongrie quand on habite en France, c'est pas le plus simple niveau transport), financier (même exemple que précédemment) ou même pour des raisons de santé (une grippe n'est pas un handicap mais ça gâche la vie pendant quelques jours quand même). La vraie question pour une personne en situation de handicap est de quantifier le rapport entre les renoncements pour des causes "normales" (celle énoncés juste avant) par rapport au renoncement du au handicap. C'est facilement quantifiable quand il y a un "avant" et un "après" comme dans l'exemple du randonneur. Mais quand le handicap a toujours été présent ou qu'il s'est installé petit à petit au cours des années, comment faire? Honnêtement, c'est compliqué. J'ai très longtemps pensé que je n'aimais pas les sorties au restaurants, les soirées et encore moins les concerts. Je voyais ça comme une obligation de socialisation sans véritable intérêt. Et puis j'ai découvert que ce que comme pour beaucoup de sourds, la socialisation en ambiances bruyantes me demandait beaucoup d'effort de concentration. C'est donc la fatigue liée à ces efforts que je n'aimais pas. En modifiant ma façon de faire, en particuliers en m'autorisant à m'accorder des "pauses de socialisation" (autrement dit des moments de rêveries solitaire ou milieu du brouhaha), j'ai découvert le plaisir de ces moments. Paradoxalement, même si j'ai augmenter ma participation à certains types d’événements mais s'est bien la déficience qui m'en tenait éloigné et il s'agit bien d'une limitation de participation sociale. Par contre, mon manque d'intérêt pour les émissions de divertissement télévisé n'est pas lié à un manque de sous-titrage ou à un horaire de passage inadapté à ma fatigabilité. Quand les horaires ne me conviennent pas, je sais parfaitement enregistré (ou regarder en replay) les documentaires ou les retransmissions d'opéra qui m'intéresse. C'est un peu comme le shopping. ce n'est pas parce que j'ai des difficultés à me déplacer que j'en fait peu. C'est juste qu'en dehors des périodes où j'ai besoin de quelques choses de particuliers (vêtements, chaussures, cadeaux, ...), je ne voit pas l'intérêt de traîner dans les magasins. Et comme ma notion de besoin est assez restreinte, j'y vais peu.
Les actes de la vie quotidienne forment le "cœur" de la question de la compensation du handicap et d'une certaine façon de sa gravité. Ces activités sont restreintes à une liste très précise (assurer sa sécurité, s'orienter dans le temps ou dans l'espace, maîtriser son comportement, se mettre debout, faire ses transferts (pour les personnes incapable de se mettre debout), marcher, se déplacer (à cloche pied, sur les fesses, en rampant, ...), prendre un objet de la main droite ou de la main gauche et les manipuler y compris s'ils sont petits, se laver, être continent et aller aux toilettes, s'habiller, manger, parler, entendre, voir, utiliser des appareils de communication à distance (y compris le téléphone)). Il y a différentes façon d'évaluer l'ampleur des difficultés. Parfois c'est en tenant compte des compensations mise en place, parfois c'est sans. Parfois c'est en prenant en compte la situation moyenne, parfois c'est les difficultés maximales sur 3 ou 5 jours. Bref il y a différentes échelles pour différentes prestations. Mais à vrai dire en dehors d'une demande de prestation, il n'y a pas tellement d'intérêt à quantifier la capacité à se laver... C'est juste un marqueur particulièrement présent dans l'imaginaire collectif associé au handicap.
C'est pour cela que "tout le monde" n'est pas "un peu handicapé". Si être "un peu handicapé" est avoir une limitation dans une seule des quatre catégories alors il s'agit bien d'une situation de handicap. Mais s'il n'y a aucune limitation liée à une maladie chronique ou à une déficience, il n'y apas de situation de handicap même minime.

Je pourrais avoir le même type de discours pour chacune des affirmations (quoi que sur la question des personnes racisées, je ne suis pas la plus légitime pour parler). Alors plutôt que d'essayer de nier les privilèges par l'invisibilisation des difficultés,ne serait-il pas plus simple d'écouter les discours des concernés pour améliorer la situation de tous le monde? Il ne s'agit pas d'abolir les privilèges mais bien de diminuer les discriminations.

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