Depuis que je suis en fauteuil, je découvre que voyager n'est pas naturel
mais est un apprentissage. En arrivant en Creuse, j'ai découvert que la notion
de distance était bien différente ici qu'en région parisienne. Si faire une
heure de transport par jour pour aller travailler peut paraître naturel en
région parisienne tellement la ville est dense et le réseau de transport
développer, le même temps devient vite un sujet de plainte. Il ne s'agit pas de
juger mais de constater. La notion de temps de trajet supportable est variable.
Et si cette notion varie à travers le territoire, elle varie en fonction de
l'activité. Cette équation à deux inconnus produit des effets qui m'étonne
régulièrement.
J'ai eu la chance de grandir dans un milieu et dans un espace géographique où
faire plusieurs heures de transport pour un événement particulier n'était pas
un problème. J'ai aussi la chance d'avoir été confronté à un réseau complexe
composé de différent mode de transport interconnecté entre eux et ayant leurs
propres règles de fonctionnement (la joie des trains de banlieue en retard
parce que non prioritaire sur les intercités et encore moins sur les RER ou qui
s'arrête à la première interconnexion venue avec le RER pour cause de
panne...). En fin de compte j'ai appris à me déplacer autrement qu'en voiture
et à m'orienter rapidement dans une gare ou sur un arrêt de transport en
commun. Cet apprentissage ne s'est pas fait tout seul et il y a eu quelques
erreurs.
Depuis que je suis en fauteuil, je suis aussi devenu assez bonne pour trouver
les ascenseurs (règle numéro 1 : se retourner par rapport au flot de
voyageurs allant vers la sortie. C'est bête mais ils sont placé ainsi pour
inciter les valides à prendre les escaliers (mécaniques ou non) plutôt que
l’ascenseur. Règle numéro 2 : les fonctionnaires vigipirates sont tes
meilleurs amis. A force de tourner en rond, ils savent souvent où se planquent
les trucs improbables comme les accès PMR et puis comme ça leur fait une
distraction, ils t'accompagnent jusqu'à bon port (du coups ils t'ouvrent les
portiques de service et ça c'est vraiment trop pratique) avant de reprendre
leur patrouille) et utiliser les services adaptés (la folle joie d'accèsplus...
Mais c'est un sujet à part entière). Ces apprentissages font partie de mon
capital culturel. Ils me permettent d'envisager sereinement des voyages qui
rebutent d'avance certains de mes amis et/ou collègues. Encore une fois il ne
s'agit pas de juger mais de comprendre.
Si voyager est un capital culturel, il ne suffit pas de mettre en place un
réseau de transport en commun pour que la population s'en saisissent. Il faut
informer, former et remettre l'ouvrage sur le métier à chaque changement majeur
d'organisation du réseau. l'exemple de l'Agglobus est, de mon point de vue,
assez criant. De ce que je vois, il est utiliser par deux catégories de
populations bien distinctes : les travailleurs ayant l'habitude des
transports en commun (dont les travailleurs habitant Limoges) et les personnes
ni activités professionnels ni véhicule. Les trajets de la première catégorie
de population sont essentiellement utilitaire et le temps de marche va être
comparé à l'efficience du système de transport. A l'inverse, la seconde partie
des voyageurs utilisent à la fois le bus de façon utilitaire et pour
l'agrément. Tout comme les SDF se réfugient dans les noctambus en cas de froid
ou de pluie, une parti de la population utilisent l'Agglobus comme un moyen de
passer le temps, de se promener, ... sans pour autant avoir de but
défini.
Je n'ai pas de solutions miracles pour permettre à chacun d'acquérir le capital
culturel lui permettant d'envisager sereinement sa mobilité mais il me semble
évident que c'est à l'école autant que dans les études supérieures que ça se
joue. Je vois ça un peu comme un paramètre expliquant le plafond de verre des
classes populaires au sein des études supérieures. Celui qui saura trouver un
stage sans se préoccuper de la distance ou même qui saura changer d'université
en fonction de la spécialité qu'il envisage (et non l'inverse, c'est à dire
choisir parmi les spécialités disponibles dans son université) aura plus de
chance de terminer ses études avec succès. Et ça commence très tôt. Dès le
stage de troisième, il existe des différences flagrantes de « choix »
entre les enfants des classes populaires et ceux des classes supérieures. Bien
sûr la question de la mobilité n'est pas le facteur principale mais je suis
intimement persuadé qu'elle joue. Savoir sortir du quartier ou du village est
déjà une étape vers le voyage.