Je pense trop. Enfin, il paraît d'après ce qu'en disent mes soignants. Je
dirait plutôt que le monde et moi avons un problème de référentiel commun. Il y
a des moment où le monde va trop vite pour moi et d'autre où c'est moi qui vais
trop vite pour lui. Mais nous ne sommes que rarement synchrones. Même quand je
dors le problème se pose seulement c'est moins souvent. Mais régulièrement je
me réveille en ayant l'impression de n'avoir pas dormi ou bien j’aire de
cauchemars en cauchemars dans une nuit hachée. Je n'ai jamais le temps de faire
tout ce que je voudrais et j'ai trop de temps pour ne rien faire.
Du coups, je compense en quasi permanence ce trop plein d'idées. Je compense ma
frustration quand les heures n'avancent pas. Je compense mon impression de ne
pas avoir eu le temps de bien faire. Je compense mes difficultés sociales dans
les situation nouvelles (ce qui est souvent pris à tord pour de la timidité ou
une attitude hautaine). Je compense en ritualisant les contraintes les plus
difficiles pour moi. Je compense mes difficultés de communication (quoi que
depuis quelque temps, j'arrive à mieux formuler les choses et à paraître moins
brut de décoffrage). C'est plus facile pour moi quand je suis socialisé parce
que c'est un rythme avec des objectifs qui me sont imposés. Mais dans ces temps
de confinement, ma socialisation se fait quasi uniquement par écran interposé
et sans horaire fixe. Du coups, ça me laisse largement le temps de
penser.
Et quand je pense trop sans compenser, je décompense. Et je déteste
décompenser. C'est comme une île régulièrement recouverte par la mer. Comment
construire durablement sans prendre en compte ce fait. Parce que la question
n'est pas tant "vais-je décompenser?" mais "quand vais-je décompenser?". C'est
d'autant plus dur avec plusieurs diagnostiques qui se heurtent les une les
autres. Je suis (encore) en train de changer de traitement pour pouvoir
supporter les modifications que le confinement entraîne sur mon rythme de vie.
Et l'inconvénient d'avoir un traitement qui doit s'adapter autant aux
contraintes de vie qu'aux interactions entre médicaments, c'est que le résultat
attendu peut partir en vrille. Je déteste ces jours incertains. Et quand je
commence à décompenser, je m'isole parce qu'il y a déjà trop de choses dans ma
tête et dans mon corps. Parce qu'il y a trop de soignants autour de moi. Et
parce que je me désespère à ne pas réussir à vivre tranquillement à domicile
sans faire régulièrement des stages hospitaliers.